Par Bandar Hetar, le 15 avril 2025
La guerre des États-Unis contre le Yémen, maintenant entrée dans sa deuxième phase, a dépassé le cap du mois sans résultats tangibles ni perspective de succès. Au contraire, le risque d'escalade s'accroît, ce qui pourrait contraindre les acteurs régionaux, en particulier l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, à s'affronter directement.
Cependant, plusieurs facteurs pourraient retarder, voire prévenir un tel scénario, comme ce fut le cas l'année dernière. Pour comprendre où cette guerre pourrait mener, il faut bien en saisir les tenants et les aboutissants : comment le Yémen perçoit-il le conflit, comment ses voisins du golfe Persique réagissent-ils, et qu'est-ce qui pourrait déclencher un embrasement général ou un revirement négocié ?
Sanaa lie sa stratégie militaire à la résistance de Gaza
Même dans les cercles occidentaux, on peut difficilement nier que la guerre contre le Yémen est désormais profondément liée à la guerre brutale d'Israël contre Gaza. Washington a tenté, sous la présidence de Joe Biden, de dissocier les deux. Mais la réalité sur le terrain raconte une autre histoire, où les opérations militaires de Sanaa sont en phase avec les événements en Palestine.
Ce lien est encore plus évident depuis le cessez-le-feu de janvier 2025 entre le Hamas et Israël, qui a marqué une pause dans les attaques du Yémen, jusqu'à ce que Tel Aviv revienne sur ses engagements, comme on pouvait s'y attendre. Le retour de Donald Trump à la Maison Blanche a entraîné une reprise des frappes sur le Yémen, sous prétexte de défendre le transport maritime international.
Pourtant, ces attaques n'auraient pas eu lieu si les États-Unis ne s'étaient pas engagés à protéger les navires israéliens. Contrairement à la précédente, la nouvelle administration ne fait aucun effort pour dissimuler les liens entre les deux fronts.
La stratégie du Yémen a été claire dès le début : son activité militaire est en phase avec la Résistance à Gaza. Les factions palestiniennes déterminent le rythme de l'escalade ou du répit, tandis que le Yémen se tient prêt à faire face aux retombées.
Sanaa a payé le prix fort pour ce choix. Washington a gelé les négociations économiques entre le Yémen et l'Arabie saoudite, punissant ainsi le premier pour avoir refusé d'abandonner son soutien militaire à Gaza. Les États-Unis ont proposé des contreparties économiques en échange de la neutralité du Yémen, des offres immédiatement acceptées par les États arabes de la région, que Sanaa a toutefois refusées.
Face à un choix binaire - soit maintenir son soutien à la Palestine et geler ses arrangements internes, soit ouvrir un second front avec Riyad et Abu Dhabi - le Yémen a choisi de maintenir le cap.
Cette décision repose sur trois convictions fondamentales : la Palestine doit bénéficier d'un soutien inconditionnel, même si cela implique de sacrifier des intérêts nationaux pourtant urgents. L'identité politique d'Ansarallah est fondée sur l'opposition à l'hégémonie israélienne et est donc incompatible avec tout alignement sur la normalisation du Golfe persique. Et le Yémen refuse de donner à Washington et Tel Aviv l'occasion de lui faire perdre son objectif stratégique en le détournant vers des guerres secondaires.
La frustration du Golfe s'accroît face à la défiance du Yémen
Les partenaires de la coalition arabe, l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, ont mal accueilli la décision du Yémen. Les deux pays ont profité de l'occasion pour revenir sur la trêve d'avril 2022 et imposer des sanctions financières à Sanaa pour avoir apporté son soutien à Gaza.
La situation actuelle ne favorise aucune des monarchies du Golfe. Les relations entre Abou Dhabi et Israël sont pleinement normalisées, tandis que Riyad s'en rapproche toujours plus. Pendant ce temps, le Yémen, encore marqué par des années d'agression saoudo-émiratie, a vite pris position en faveur de la cause palestinienne. Le contraste ne peut être plus saisissant : l'État arabe le plus brutalisé par Riyad et Abou Dhabi défend désormais la Palestine, tandis que les agresseurs regardent ailleurs.
La position du Yémen est également en contradiction avec l'alignement géopolitique plus général des deux États du golfe Persique, qui restent profondément impliqués dans l'orbite de Washington. Mais leur frustration est essentiellement rhétorique.
Malgré leur rôle dans l'alliance dite " Prosperity Guardian", ni l'Arabie saoudite ni les Émirats arabes unis n'ont pris de mesures militaires majeures contre le Yémen depuis le début de la nouvelle série de frappes aériennes américaines. Au départ, Riyad a tenté d'établir un lien entre les opérations maritimes du Yémen en mer Rouge et la guerre à Gaza, mais cette tentative a rapidement cédé la place à de vagues menaces contre la navigation commerciale, en réalité une volte-face.
Le discours politique saoudien a radicalement changé en janvier, lorsque le pays a refusé de participer aux raids aériens conjoints des États-Unis et du Royaume-Uni. Son ministère de la Défense a promptement démenti les informations selon lesquelles l'espace aérien saoudien aurait été ouvert aux avions américains, puis s'est distancié de toute implication israélienne. Le message de Riyad était clair : il ne veut pas être entraîné dans une nouvelle guerre totale avec le Yémen, pas maintenant.
Le Yémen riposte par une politique d'endiguement
Malgré le retrait de l'Arabie saoudite de ses engagements antérieurs, le Yémen a activement encouragé Riyad et Abou Dhabi à maintenir une posture de neutralité. Non par optimisme, mais par pragmatisme : éviter une guerre plus étendue avec le golfe Persique permettrait d'éviter une crise régionale explosive. L'objectif de Sanaa a été de dissuader l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis de s'engager dans une confrontation militaire, une mobilisation par procuration ou une escalade économique.
Ce dernier point a failli faire pencher la balance en juillet 2024, lorsque Riyad a ordonné à son gouvernement fantoche à Aden de transférer les banques centrales du Yémen de Sanaa. Il s'agissait d'une provocation économique évidente et d'une ligne rouge.
En quelques jours, le dirigeant d'Ansarallah, Abdulmalik al-Houthi, a lancé un avertissement sévère, qualifiant la décision saoudienne de manœuvre israélo-américaine.
"Les Américains essaient de vous [l'Arabie saoudite] prendre au piège, et si vous souhaitez qu'il en soit ainsi, alors essayez... Nous ne pourrons jamais accepter cette agitation belliqueuse contre notre pays",
a-t-il déclaré dans un discours prononcé le 7 juillet.
Il a averti Riyad que tomber dans ce piège serait
"une terrible erreur et un échec cuisant, et qu'il est de notre droit naturel de contrer toute mesure agressive".
Sanaa a répondu par une équation dissuasive sans équivoque :
"des banques contre des banques, l'aéroport de Riyad contre l'aéroport de Sanaa, des ports contre des ports".
La manœuvre saoudienne a peut-être été un test de la détermination du Yémen, peut-être fondée sur l'hypothèse que Sanaa, confrontée à une coalition menée par les États-Unis et à des difficultés internes croissantes, était trop affaiblie pour réagir de manière décisive.
Si c'est le cas, Riyad s'est trompé dans ses calculs. La réponse des Houthis a été sans détour :
"Il ne s'agit pas de vous permettre de détruire ce peuple et de le pousser à l'effondrement total pour éviter tout problème. Que mille problèmes surgissent. Que la situation s'aggrave autant qu'elle le peut.
Ni Riyad ni Abu Dhabi ne veulent d'une guerre sans garanties
Le lendemain de l'avertissement lancé par al-Houthi, des manifestations massives ont éclaté dans tout le Yémen. Des millions de personnes ont défilé pour condamner les provocations saoudiennes, envoyant ainsi le signal le plus clair à ce jour que l'opinion publique est fermement alignée derrière la Résistance et prête à passer à la vitesse supérieure.
Riyad en est conscient. Même avant la dernière crise, une grande part de la société yéménite tenait l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis pour responsables de ce que l'ONU a qualifié de pire catastrophe humanitaire au monde. Tout nouveau conflit ne ferait qu'exacerber cette colère.
Face à la menace de représailles directes, Riyad a renoncé à sa manoeuvre bancaire. Le souvenir des précédentes attaques yéménites contre les installations pétrolières saoudiennes, en particulier celles qui ont eu lieu entre 2019 et 2021, hante encore les dirigeants saoudiens.
Aujourd'hui, les capacités du Yémen se sont accrues. Il possède désormais des missiles hypersoniques et des technologies de drones de plus en plus sophistiquées. Et c'est précisément grâce à ces progrès que Washington n'a pas réussi à pousser le Golfe à reprendre les hostilités. Les États-Unis n'offrent aucune garantie de sécurité valable, rien qui puisse protéger les champs pétroliers, les infrastructures critiques ou les voies commerciales de l'Arabie saoudite d'un retour de flamme.
Les échecs sont déjà évidents. La coalition "Prosperity Guardian" n'a pas fait grand-chose pour empêcher les frappes yéménites contre des navires liés à Israël, et les frappes aériennes américano-britanniques n'ont pas réussi à endiguer la capacité du Yémen à frapper en profondeur en Israël. Ces réalités sur le terrain ont changé les calculs à Riyad et à Abu Dhabi. Pour l'instant, l'escalade n'est pas à l'ordre du jour.
Les lignes rouges du Yémen
Cela ne signifie pas que Washington va cesser ses tentatives d'entraîner l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis dans le conflit. L'administration Biden n'y est pas parvenue. L'équipe Trump est toutefois considérée comme plus agressive et plus susceptible de fournir le type de systèmes d'armement avancés qui pourraient inciter Riyad et Abu Dhabi à franchir le pas.
Les élites du Golfe ont également le sentiment que la situation ouvre des perspectives stratégiques : l'effondrement de la Syrie, le déclin supposé du Hezbollah et l'évolution de la dynamique régionale pourraient offrir une occasion rare de redessiner la carte.
Mais pour les Saoudiens, le Yémen reste la principale préoccupation. Un État libéré et idéologiquement rebelle à leur frontière sud constitue une menace existentielle, non seulement pour la sécurité, mais aussi pour le projet de repositionnement culturel dans lequel le Royaume a investi si massivement. Les Émirats arabes unis partagent les mêmes inquiétudes. La montée en puissance de l'Axe de la résistance yéménite menace son image soigneusement façonnée d'acteur régional en phase avec les intérêts israéliens et occidentaux.
Voilà pourquoi Sanaa a placé ses forces en état d'alerte. Ansarallah surveille le moindre faux pas de Riyad, d'Abou Dhabi et de leurs mandataires locaux, dont beaucoup sont impatients de se joindre à la guerre. Ces groupes ont fait savoir qu'ils sont prêts à participer à une coalition internationale pour "assurer la sécurité maritime" et ont déjà tenu des réunions directes avec des responsables militaires et politiques américains.
Mais le gouvernement de Sanaa sait que ces factions n'agiront pas sans ordres. Si elles se mobilisent pour une vaste offensive terrestre, le Yémen ripostera en ciblant les puissances qui les soutiennent. Toute guerre terrestre sera considérée comme une initiative saoudienne et émiratie, non comme une initiative locale. La même logique s'applique à la reprise des frappes aériennes ou à l'intensification de la guerre économique. Telles sont les lignes rouges de Sanaa.
Un avertissement à l'axe de la normalisation
Abdulmalik al-Houthi l'a clairement énoncé durant un discours prononcé le 4 avril :
"Un bon conseil à tous [États arabes voisins du Yémen], nous vous mettons en garde : ne vous impliquez pas aux côtés des Américains pour soutenir les Israéliens. L'ennemi américain agresse notre pays pour soutenir l'ennemi israélien. La bataille oppose notre peuple et l'ennemi israélien."Les Américains le soutiennent, le protègent et l'appuient. Ne vous impliquez pas dans le soutien à l'ennemi israélien... Toute coopération avec les Américains dans l'agression contre notre pays, sous quelque forme que ce soit, est un soutien à l'ennemi israélien, c'est une coopération avec l'ennemi israélien, c'est une conspiration contre la cause palestinienne".
Il est allé plus loin :
"Si vous coopérez avec les Américains, soit en leur permettant de nous attaquer depuis des bases situées dans vos pays, soit en leur apportant un soutien financier, logistique ou informationnel, vous soutenez l'ennemi israélien, vous le défendez et le protégez".
Il ne s'agissait pas seulement d'un avertissement, mais d'une déclaration stratégique. Tout pays franchissant cette ligne sera considéré comme partie prenante à la guerre, et fera l'objet de représailles.
Le message ne s'adresse pas seulement à Riyad et à Abou Dhabi, mais aussi aux autres États arabes et africains qui pourraient être tentés de se joindre à la mêlée sous prétexte de "protéger la navigation internationale".
Le Yémen se prépare à tous les scénarios. Il ne sera pas pris au dépourvu. Et cette fois, il ne combattra pas seul.